Je dois vous faire une confidence : je jouis encore d'une vue quasiment parfaite des deux yeux, ce qui n'est pas tout à fait normal.

L'aveu vous étonne ? Il y a une explication : entre huit et quinze ans, soit entre le primaire et le lycée, j'ai été un lecteur assidu, puisque j'avalais un bouquin des Bibliothèques Rose, Verte en 24 heures. À l'internat, je me souviens même du jour où, élève de 4^ème, le bibliothécaire, me voyant arriver, m'a lancé : "Je crains fort qu'il n'y ait plus grand chose à te prêter, dès lors que tu as lu tous les livres de la bibliothèque !". Mais soyons honnête : le lycée Fanguinoveny, à Lambaréné (Gabon), n'était pas bien gros et j'imagine que la bibliothèque ne devait pas être très riche.

Toujours est-il que j'y allais tous les jours, toujours à la pause de midi - moi qui détestais jouer au foot en plein soleil - ; je n'empruntais qu'un seul livre que je rapportais le lendemain, à la pause de midi.

Mais j'entends déjà la question des curieux : "Mais comment fait-on, entre 8 et 15 ans, alors qu'on a des cours quotidiens, pour lire plus de deux cents pages par jour ?".

Ben, c'est très simple : en bricolant ! Pour ma part, j'avais appris par quelques grands (élèves plus âgés), à récupérer du fil de fer gainé de plastique, à construire un boîtier censé recueillir de grosses piles pour lampes torches, plus une ampoule de vélo, de manière à construire un système d'éclairage fonctionnant la nuit, après le couvre-feu et l'extinction de toutes les lumières à l'internat.

Et voilà comment je passais une partie de mes nuits à lire clandestinement, d'où l'étonnement initial du bibliothécaire en me voyant rapporter le premier bouquin dès le lendemain de son emprunt.

Et pour avoir lu énormément la nuit, à la lueur de cette minuscule ampoule de vélo, je devrais, à l'heure actuelle, ne plus disposer que de quelques dizièmes à chaque oeil. Fort bizarrement, mes yeux ont très bien supporté ce traitement de choc, de même que, depuis mon adolescence, je ne dors guère plus de cinq heures par nuit.

Ai-je besoin de préciser qu'à l'école, au collège et au lycée, je fus un très bon élève, toujours dans le trio - voire duo - de tête ?

À l'heure des bilans, aujourd'hui, je procéderais différemment. Disons que si j'étais encore adolescent, je maintiendrais intact mon amour de la lecture et de la curiosité intellectuelle, dès lors que je n'avalais pas que des romans, mais aussi des encyclopédies et autres récits de voyage et traités divers et variés, dont les ouvrages du fameux globe-trotter Francis Mazière. Mais à cette culture livresque, j'ajouterais volontiers quelque chose qui m'a singulièrement manqué avec le recul : une plus grande appétence pour les disciplines techniques (mécanique, menuiserie, poterie, électronique, etc.). Ce qui fait qu'à l'heure actuelle, je continue d'acheter divers outils pédagogiques sur toutes sortes d'activités manuelles, en me promettant d'apprendre à m'en servir, comme ce coffret de dessin technique que j'ai retrouvé tout récemment sur une étagère.

Le problème c'est que sur mes étagères, il y a plein d'autres choses : ouvrages divers sur la géographie, les sciences, l'informatique, l'Internet, l'ethnographie, les langues, des appareils photographiques, et il y a aussi le piano, avec une masse de partitions qui menacent dangereusement de se couvrir de poussière !

Précisément, "Children's corner", le "coin des enfants", est le titre d'un célèbre recueil de pièces de Claude Debussy. Le coin des enfants est un domaine quasiment interdit aux adultes, même s'il arrive que la plupart des jouets soient fabriqués par ces mêmes adultes.

Démonstration : observez des enfants sur une plage quelconque, ou sur les bords d'un fleuve ou d'une rivière, en Amazonie, en Polynésie et ailleurs : ils savent tous nager. Question : avez-vous jamais vu un adulte quelconque dispensant des cours de natation à un jeune polynésien, amérindien, pygmée ? Et maintenant, demandez-vous comment ces enfants apprennent à nager. En les observant, vous découvrirez bien vite que ce sont les grands qui initient les plus jeunes dans un système d'échanges excluant complètement les adultes. Tous les ethnologues connaissent les organisations de classes d'âge présentes dans bien des sociétés extra-européennes, et pas que là, du reste. Le niveau de développement de la société n'y change pas grand chose : tous les enfants du monde jouent et cette activité constitue toujours un apprentissage de l'autonomie nécessaire pour devenir adulte.

Et même les sociétés dites développées n'y échappent pas. Pour preuve, les jeux vidéo. Tout le monde sait qu'ils sont conçus et produits par de grandes sociétés industrielles. Question : connaissez-vous un seul centre de formation et d'initiation à ces jeux ? Là encore, l'évidence est que les jeunes utilisateurs de ces jeux n'ont pas besoin des adultes pour assouvir leur passion, car si ce sont bien les parents qui achètent les jeux, les enfants apprennent à s'en servir en toute indépendance. La même observation peut s'appliquer à bien d'autres activités ludiques comme le patin à roulettes, le skate-board, etc. Bref : le jeu est une activité dans laquelle les enfants apprennent très vite à se passer de l'assistance des grandes personnes.

Rallye Paris-Dakar 198... C'était la grande époque des débuts du rallye, bien avant la catastrophe aéronautique qui allait coûter la vie à Thierry Sabine, Daniel Balavoine et quelques autres. À l'époque, l'acteur Claude Brasseur participe au rallye en qualité de navigateur du pilote Jacky Ikxs. C'est Brasseur qui raconte cette rencontre assez étonnante, qui vit un petit bédouin lui offrir la réplique en bois d'une chaîne hi-fi. Stupéfaction du rallyman : "mais où cet enfant, qui n'avait ni télévision ni même l'électricité, a-t-il pu voir cet objet au point de le reproduire avec une telle précision ?".

La réplique en bois d'une chaîne hi-fi ? Ça fait partie de ces objets que bien des enfants sont capables de reproduire, avec les camions, les bateaux et autres avions. Le fait est qu'aux quatre coins du monde, les enfants des pays dits "pauvres" en sont souvent réduits à fabriquer leurs jouets eux-mêmes. Et les petits Africains n'échappent pas à la règle, ainsi qu'on peut le vérifier sur certaines des images illustrant cet article.

Pas d'argent pour s'offrir un ballon de foot, une guitare, une voiture télécommandée ? Qu'à cela ne tienne : on récupère des bouts de bois, du fil de fer, du crin de pêche, etc., et on se fabrique son propre jouet. Et là, selon l'âge du sujet ou le matériel disponible, les jouets vont du simple au relativement sophistiqué. Il semble que les garçons préfèrent les voitures.

Dans les régions humides, le bois étant trop compliqué à tailler, on se rabat souvent sur de la moelle de sureau, laquelle a la consistance du polystyrène et se taille avec une simple lame de rasoir.

Ceux-là sont trop petits pour avoir exécuté ces imitations eux-mêmes !

Comme on peut le constater, l'imitation ne se limite pas aux ballons de foot-ball faits-maison.

Parfois, on tombe sur des répliques sensiblement plus élaborées.

Mais il arrive parfois que le jouet serve également de moyen de transport rudimentaire.

Ce qu'on peut observer, en tout cas, c'est que les enfants de ces pays dits "pauvres" construisent eux-mêmes leurs jouets, là où ceux des pays dits "riches" se contentent d'acheter les leurs. Le fait est qu'on ne peut pas expliquer le relatif retard technologique des pays du Tiers-monde par un quelconque retard intellectuel ou manuel des enfants qui y vivent ; ce serait même le contraire.

Observons en passant que si l'avance, en termes d'habileté manuelle et de débrouillardise, des enfants du Tiers-monde par rapport à leurs congénères de pays plus riches, se maintenait dans le temps, notamment à l'âge adulte, ces pays dits 'pauvres' disposeraient de techniciens et d'ingénieurs tout à fait capables de rivaliser avec ceux des pays dits avancés. Il semble pourtant que le Tiers-monde continue de pâtir d'un retard technologique certain, et à cela, il y a forcément une explication, voire plusieurs.

Du coup, on se demande à quoi peut bien servir l'école, si ce n'est pas à accompagner les initiatives voire à 'booster' les compétences manifestes de tous ces enfants qui ne manquent pas d'imagination, et qui ne demandent qu'à magnifier leurs talents.

Et c'est là qu'on se dit : "quel dommage, que cette habileté manuelle des enfants des pays dits "pauvres" ne soit pas mieux exploitée dans le cadre scolaire de ces pays, par exemple, en offrant à ces enfants les moyens pédagogiques susceptibles de valoriser leurs talents et de devenir d'aussi bons ingénieurs et techniciens que ceux des pays industrialisés!".

Prenons le travail du bois : ici, il faut de bons outils. Sur les exemples qui suivent, il a fallu scier et raboter avec précision, percer, poncer..., bref, apprendre à se servir d'outils adaptés.

Tout le monde sait, par exemple, que l'Afrique ne manque pas de bois, un matériau souvent utilisé dans l'habitat dans des pays comme le Canada, la Russie, les pays scandinaves.

Est-ce si difficile d'apprendre aux enfants et adolescents du Tiers-monde à construire des maisons, d'abord sous la forme de miniatures, avant d'en réaliser pour de vrai, une fois qu'ils seront plus grands et disposeront de l'équipement adéquat ?

Le fait est que bien des Africains, notamment dans les campagnes, pour ne pas dire en brousse, sans oublier les bidonvilles, continuent d'habiter dans des logis moyenâgeux, en tout cas peu représentatifs de l'idée qu'on se fait des droits humains les plus élémentaires, le tout sur un continent qui exporte son bois aux quatre coins de la planète !

Mais il y a également toutes les technologies modernes, de la mécanique à l'électronique, en passant par l'informatique, les énergies renouvelables. Autant de domaines où l'initiation pourrait fort bien se faire par le biais du jeu et du jouet.

Prenez un moteur électrique et quelques objets recyclés.

Des constructions pas si sophistiquées que ça, et que l'on pourrait fort bien réaliser dans le cadre scolaire. En Allemagne, par exemple, pays réputé pour ses ingénieurs, certaines firmes se sont spécialisées dans le jouet technologique. Ici, on s'initie à l'électronique et à la robotique.

Cela permet, plus tard, de construire des objets plus sophistiqués, par exemple des avions télécommandés.

Un jour, dans un immeuble du 16ème arrondissement parisien, alors que j'officie comme professeur à domicile pour me faire de l'argent de poche, je découvre une gamine de deux ans et demi, fille d'une femme de ménage l'élevant seule, la fillette ayant la particularité de connaître par coeur toutes les lettres de l'alphabet. Et quand je demande qui lui a appris toutes ces lettres, la mère me rétorque qu'elle a appris toute seule, enfin presque : le professeur était un jouet électronique et... parlant (français).

- Appuie sur le 'p' ! Non, ce n'est pas le 'p'; appuie sur le 'p' ! Bravo ! Appuie sur le 's' ! Bravo ! Appuie sur le 'm' ! Bravo ! ...

Un simple jouet électronique pour apprendre à lire ? Mais oui, ça existe ! Voilà de quoi donner des idées à tous nos responsables chargés de l'instruction publique, notamment dans ces pays minés par l'analphabétisme. Le fait est que bien avant d'entrer en Maternelle, la gamine, qui habitait sur le même palier que moi, lisait et écrivait déjà très bien. Ci-dessous, on découvre la petite Inès respectivement à deux ans et demi, trois ans et demi, avant ses cinq ans et sur un vieil ordinateur que je lui ai offert pour ses six ans.

Qu'il ait la forme d'un jouet ou que ce soit une véritable machine de bureau, l'ordinateur s'avère être un outil d'apprentissage aux potentialités remarquables, notamment dans sa capacité à rendre le (jeune) joueur autonome. Le fait est qu'une fois que l'enfant a compris le fonctionnement de la machine, il peut poursuivre son activité en toute autonomie. C'est ce qui explique que de grandes firmes, y compris les principaux producteurs japonais de jeux vidéo, ne dédaignent pas les aspects pédagogiques du jouet électronique.

À dire vrai, de tous les jouets d'enfants (bien des adultes s'en servent également en Asie), il en est un, qui ressemble même à ces jouets d'éveil pour bébés, et qui me fascine depuis toujours : une invention chinoise grâce à laquelle les meilleurs écoliers asiatiques sont tout à fait capables de rivaliser en rapidité avec les calculatrices électroniques les plus modernes (souvenir d'une émission de la télévision française animée par feu Jacques Martin dans les années 1980 et intitulée "Incroyable mais vrai").

Résumons :

Les petits Africains ne sont pas moins intelligents que les enfants d'ailleurs ; eu égard à leur débrouillardise et à leur habileté manuelle, ils seraient même à ranger parmi les enfants les plus aptes à se prendre en charge et à survivre dans tout type d'environnement. Seulement voilà : toutes ces aptitudes ne demandent qu'à être "boostées" dans le cadre d'un environnement scolaire performant.

Et pourquoi ne pas commencer par adjoindre à l'enseignement traditionnel (lire, écrire, compter) une initiation adéquate aux travaux manuels et à la technologie ? Cela suppose un équipement des écoles en outils adaptés. Ça tombe bien, ces outils existent, par exemple pour le travail du bois, l'initiation à l'informatique ou à la robotique...

Retour en haut de page